From Hell
Alan Moore
et Eddie Campbell
Ed. Delcourt, 2000
576 pages N&B
45 euros |
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From Hell
>>Genèse d'un projet pharaonique>>Une
oeuvre psychologique...>>ou sociale?>>Le
dessin de Campbell>>
La documentation et les notes>>Ou
bien un énorme
traité théorique?>>
Tout commence à la fin des années 80. Alan Moore est
un scénariste chevronné, auréolé du succès
des deux mini-séries qu’il vient de faire paraître chez DC
– Watchmen, pamphlet apocalyptique sur le mythe des super-héros,
et l’envoûtant V for Vendetta, fable sombre sur l’oppression
politique et morale, qui n’est pas sans rappeler la situation politique
de l’Angleterre thatchérienne -, toutes rééditées
en intégrales aux éditions Delcourt. Il se lance alors dans
deux projets pharaoniques, Big Numbers, avec l’excellent Bill Sienkiewickz
au dessin, et From Hell, biographie monumentale du tristement célèbre
Jack l’Eventreur. Alors que le premier projet, ambitieuse tentative d’illustrer
d’étranges théories mathématiques appliquées
aux relations humaines, est rapidement avorté après la parution
de deux luxueux fascicules en noir et blanc, Moore et son acolyte Eddie
Campbell parviennent, après de nombreuses péripéties
éditoriales et financières et plus de dix années d’acharnement,
à sortir un pavé de près de 600 pages en noir et blanc,
rapidement traduit en français, toujours aux éditions Delcourt.
En s’intéressant au tueur en série le plus célèbre
de l’histoire, personnage dont on n’a jamais découvert l’identité
et à qui on a attribué les meurtres atroces, en 1888, de
cinq prostituées d’un quartier populaire de Londres, White Chapell,
Alan Moore mène bien plus qu’une enquête historico-policière,
une étude fouillée de la psychologie complexe d’un des prétendus
suspects qu’il désigne d’emblée comme coupable, le médecin
de la Reine en personne, le Dr William Gull.
Moore nous fait suivre son personnage de sa naissance jusqu’à
sa fin peu honorable. Issu d’une famille de la petite bourgeoisie anglaise,
brillant chirurgien, adepte de la franc-maçonnerie, Gull va s’avérer
être le sujet idéal pour obéïr aveuglément
aux ordres émanant d’un ordre supérieur, en l’occurrence
la Reine. La thèse de Moore, sombres crimes qui visent à
cacher les coucheries du Prince, bien qu’explicitée tout au long
du récit, passe rapidement au second plan. Comme le souligne le
sous-titre, «Une autopsie de Jack l’Eventreur», Moore et Campbell
se livrent à une dissection méticuleuse du cerveau de Gull,
être halluciné qui se voit comme le bras armé servant
les desseins des puissances francs-maçonnes. Récit passionnant,
entrecoupé de passages inspirés, telle la traversée
de Londres par Gull et son cocher, Netley, pendant laquelle le Dr expose
les thèses de Nicholas Hawksmoor, architecte anglais du XVIIIè,
franc-maçon lui-aussi, à l’origine de nombre d’églises
londoniennes, permettant à Moore de brosser un historique
de la ville, mêlant étroitement urbanisme et croyances religieuses
et populaires (extrait).Pour
renforcer l’aura «mythologique» du personnage, les auteurs
n’hésitent pas à projeter le Dr Gull à notre époque
lors de visions à l’atmosphère inquiétante, notamment
au moment de ses meurtres sanglants.
Fin observateur, Moore n’oublie pas la dimension sociale de son récit
et dépeint le quartier populaire de White Chapell, s’attardant sur
le quotidien des petites gens, tout particulièrement celui, peu
enviable, des femmes, pour une bonne part amenées à se prostituer
pour pouvoir survivre. Comme souvent, Moore brosse un portrait de ses personnages
empreint d’humanité, les victiles bien sûr, Mary Kelly et
les autres, mais aussi le très attachant détective de Scotland
Yard, le détective Abberline, qui mène l’enquête sur
les meurtres sanglants et qui rapidement se heurte à des conflits
d’intérêts qui le dépassent. A aucun moment, les auteurs
ne cherchent à aseptiser ou à simplifier leur propos. La
crudité des nombreuses scènes où les relations sexuelles,
qu’elles soient hétéro ou homosexuelles, sont montrées
comme faisant partie intégrant du quotidien de toutes les classes
sociales, en est un bon exemple, évitant cependant de verser dans
le voyeurisme ou le racolage.
Crudité qui, ajoutée à la violence très
froide de la description clinique de certains meurtres, semblables à
de véritables autopsies (extrait),
a valu au livre d’être interdit en Australie, patrie d’adoption du
dessinateur Eddie Campbell, ajoutant ainsi un aspect sulfureux à
cet ouvrage déjà auréolé de la réputation
de «livre-culte».
La confusion des genres est en partie évitée par le dessin
de Campbell, aux noirs et blancs taillés à la serpe qui réussissent
à rendre aussi bien l’obscurité des loges maçonniques
que la crasse poisseuse des bas-fonds du Londres victorien, bien loin de
la reconstitution historique documentée et stérile. Il n’hésite
pas à s’extraire du dessin à la plume qui se prête
pourtant bien à la rugosité du récit, notamment pour
saisir le personnage de Gull, et à y mêler discrètement
collages et autres lavis (extrait).
En se mettant au service du récit et de l’atmosphère qu’il
tend à suggérer, il ne cherche jamais l’esbrouffe technique,
réussissant à éviter l’écueil du dessin léché,
préférant bien souvent des images à peine esquissées,
tantôt noyées dans l’ombre, tantôt éblouies par
la pleine lumière.
Moore et Campbell ont accumulé une somme énorme de documentation
que, bien que parfaitement intégrée à la narration,
ils ne cherchent nullement à passer sous silence, à tel point
que le scénariste annote lui-même son récit en citant
ses sources et l’usage qu’il en a fait dans un appendice monstre et méticuleux
de 40 pages. En donnant ainsi un bon nombre de clés à l’interprétation
du récit, notamment des passages les plus ésotériques
et abscons, on est bien loin de la stérile explication de texte
ou de quelque prétention auteuriste. D’autant plus que ces notes
écrites sont accompagnées de leur pendant BD avec un chapitre
placé en toute fin d’ouvrage et intitulé «Le bal des
chasseurs de mouettes», exercice de style qui présente les
différentes thèses, dont certaines complètement abracadabrantes,
sur l’identité et les mobiles de Jack l’Eventreur au fil des années,
les auteurs y laissant libre cours à leur verve humoristique et
satirique.
Si From Hell est un livre qui fera date dans l’histoire de la
bande dessinée, ce n’est pas tant pour sa pagination (qui implique,
il est vrai, une lecture complétement différente de ce que
l’on avait pu faire jusqu’à présent) que pour le traitement
que Moore et Campbell ont adopté, faisant se jouxter une narration
subjective qui présente les premières années de la
vie de William Gull, à travers son propre regard, à un descriptif
purement objetcif et froid des assassinats de Jack, en passant par des
épisodes plus métaphysiques, arrivant même à
rendre palpable l’évanescence de l’âme d’un William Gull agonisant,
esprit visitant divers amis et témoins de ses actes, véritable
rédemption et renouvellement de la représentation graphique
et narrative de la notion de fantôme (extrait).
A ceux qui objecteraient que From Hell est une œuvre bavarde
et littéraire, renvoyons-les aux nombreuses scènes muettes
où les meurtres sont tantôt des fulgurances de violence physique,
pendant lesquels Gull apparaît littéralement possédé,
tantôt de froides opérations chirurgicales extrêmement
sanglantes, montrant le meurtrier découper le corps de certaines
de certaines de ses victimes, gestuelle qu’on croirait tout droit issue
d’un scraifice rituel.
Plus qu’une enquête ou l’étude psychologique d’un meurtrier
fanatique, From Hell, tour à tour fiction épique, documentaire
objectif, outil didactique, ou bien récit relevant de la tragéduie,
de l’analyse politique, usant des codes du polar ou de l’étude sociologique,
alliant la fable fantastique à la reconstitution historique la plus
réaliste, se révèle être un véritable
traité mis en pratique des diverses techniques narratives et genres
explorés par le medium bande dessinée.
Sans conteste, un ouvrage qui a changé la face de la bande dessinée. |